Intervention de Christiane Marty lors du Colloque « La Sécurité », une octogénaire bien vivante ! , organisé les 3 et 4 octobre 2025 par sept fondations :

Est-ce que la question de l’égalité entre les femmes et les hommes était présente lors de la création de la Sécurité sociale ?
À sa création, la Sécurité sociale s’appuie sur le programme des Jours heureux, avec l’objectif d’assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans les situations où ils sont incapables de se les procurer par le travail. Ces situations concernent la maladie, les accidents du travail, la vieillesse, l’invalidité ; le chômage, qui n’est pas le principal problème économique à l’époque, n’a été intégré que plus tard.
La sécu a indéniablement constitué un progrès social majeur, elle a « institué » le principe de solidarité nationale. Mais à l’époque, l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas une préoccupation politique, même si les femmes viennent d’obtenir le droit de vote. Au contraire, après-guerre, c’est la politique familiale nataliste qui est un élément clé de la politique sociale.
Le système de la Sécu s’est bâti sur le statut de travailleur (plus restrictif donc que celui de citoyen) et sur le modèle de la famille patriarcale. Les textes des ordonnances mentionnent « le travailleur et sa famille » : l’homme travaille à temps plein, sans interruption de carrière, souvent dans la même entreprise.
En cotisant, il acquiert des droits propres à une couverture sociale (c’est la logique d’assurance). La femme a une fonction de reproduction, elle gère le foyer et s’occupe des enfants. Elle bénéficie de droits dérivés de ceux de son mari, ouverts au titre d’épouse et accordés sans contribution supplémentaire du mari.
On peut remarquer que la situation de femme au foyer ne correspond pas à une situation dans laquelle elle serait dans l’incapacité de travailler ; mais c’est l’idéologie patriarcale dominante, l’homme subvient aux besoins de la famille, et quand les femmes ont un emploi, on parle de salaire d’appoint.
La situation de femme au foyer ne correspond pas à une situation dans laquelle elle serait dans l’incapacité de travailler
Les droits dérivés actent une logique de dépendance économique des femmes au foyer envers leur mari. Depuis 1946, le contexte social comme économique a largement évolué et le système de protection sociale également. Mais la logique de dépendance des femmes vis-à-vis du conjoint reste présente au sein du système social et elle aboutit aujourd’hui à ce que de nombreuses femmes séparées ou divorcées, qui se sont surtout consacrées à leur foyer et à leurs enfants, n’ont pas acquis de droits propres, ou pas suffisamment, et se retrouvent sans couverture sociale adéquate, et plus tard, sans pension de retraite mais seulement avec le minimum vieillesse : elles passent alors de la dépendance envers leur mari à une dépendance envers les minimas sociaux. Ce qui n’est pas vraiment un progrès pour leur autonomie ni pour leur émancipation.
De quelle manière la dépendance des femmes est encore présente dans le système social ?
Par exemple dans les retraites : le droit à la pension de réversion a évolué puisqu’il est ouvert aujourd’hui aux hommes comme aux femmes, ce qui n’était pas le cas au début, mais il concerne toujours essentiellement les femmes, car elles vivent en moyenne plus longtemps. Or la plupart des régimes de retraites conditionnent le versement de la réversion au fait qu’elles ne soient ni remariées, ni en couple : le postulat est toujours que les femmes en couple sont prises en charge par leur nouveau conjoint.
De même, un certain nombre de prestations sociales individuelles sont conditionnées aux revenus du conjoint (RSA, prime d’activité, Allocation de soutien familial, etc.), en partant du principe dit de solidarité conjugale : dans un couple, lorsque l’un des deux a un revenu insuffisant, c’est dans la majorité des cas la femme qui serait éligible aux prestations sociales, et c’est elle qui en est privée si son conjoint gagne suffisamment.
On peut trouver cohérent le principe de prendre en compte les ressources du conjoint, mais il ignore les inégalités au sein des couples, les inégalités de pouvoir de négociation, et le fait que de nombreux couples ne mettent pas en commun la totalité de leurs ressources. Ce principe entretient la logique de dépendance économique. C’est un problème, en particulier pour des femmes victimes de violences conjugales, ou pour les femmes qui souhaiteraient divorcer mais qui ne peuvent pas, du fait de ressources propres insuffisantes pour envisager leur avenir.
D’ailleurs, la nécessité d’éviter « toute forme de dépendance économique vis-à-vis du conjoint » a été reconnue il y a deux ans pour l’Allocation adulte handicapé (AAH), qui est maintenant calculée à partir des seules ressources de la personne en situation de handicap. L’attribution de droits propres devrait valoir aussi pour les autres prestations.
Des droits dérivés fondés sur la relation de mariage sont de plus en plus obsolètes et inopérants.
À l’origine, les droits dérivés ont été considérés comme un progrès social, à juste titre puisqu’ils ont permis à de nombreuses femmes d’accéder à des droits sociaux. Mais aujourd’hui, ils sont contre-productifs, et le système de protection sociale est inadapté.
Il est inadapté non seulement du fait de l’aspiration des femmes à l’autonomie, mais aussi du fait de l’évolution des modes de vie, de moins en moins basés sur le mariage, et avec des familles recomposées, des couples pacsés, en union libre, des célibataires. Des droits dérivés fondés sur la relation de mariage sont de plus en plus obsolètes et inopérants.
C’est pourquoi la revendication de droits propres, nommée aussi individualisation, est portée depuis longtemps par les féministes et les chercheuses dans de nombreux pays.
L’Union européenne mène elle aussi une réflexion sur ce qu’elle appelle « l’individualisation des droits en matière de protection sociale ». Est-ce un appui pour les revendications féministes ?
Non pas vraiment. La notion d’individualisation au sens des textes communautaires relève des conceptions néolibérales basées sur le « chacun pour soi selon ses mérites », sur les thèses de « l’individu entrepreneur de lui-même », qui rendent chaque personne responsable de son sort.
Alors que dans le sens progressiste, l’attribution de droits propres signifie au contraire assurer un égal accès de tous et toutes aux droits sociaux, en affirmant la solidarité nationale, et non en comptant sur une solidarité problématique au sein du couple. C’est pourquoi personnellement, je préfère parler de droits propres plutôt que d’individualisation des droits.
La protection sociale doit évoluer pour intégrer l’objectif d’égalité femmes-hommes. Elle devrait viser à ce que chaque personne puisse se constituer des droits propres, en tant que citoyenne, indépendamment donc de tout statut familial, pour pouvoir assurer son indépendance économique tout au long de la vie.
Ce qui signifie aussi assurer l’égalité d’accès à un emploi – et à un emploi de qualité -, ce qui reste la condition première pour l’autonomie financière. À l’origine d’ailleurs, la conception de la Sécu est liée au plein emploi.
Or les femmes rencontrent de nombreux obstacles à l’emploi, du fait de la persistance des stéréotypes qui leur attribuent le rôle de s’occuper des enfants. Ces stéréotypes sont présents par exemple dans certains dispositifs familiaux du système de retraites.
Les obstacles concernent le manque de services d’accueil de la petite enfance et de services auprès des personnes dépendantes, qui font que de très nombreuses femmes sont contraintes de quitter leur emploi ou de passer à temps partiel. Ils concernent aussi les modalités des congés parentaux et paternels, qui devraient encourager l’investissement des pères auprès des enfants dès la naissance, ce qui n’est pas le cas, jusqu’à l’impôt sur le revenu avec le dispositif du quotient conjugal (l’imposition conjointe des couples), très inégalitaire et qui est reconnu comme un frein à l’emploi des femmes.
Quand elles sont en emploi, les femmes occupent souvent des emplois précaires, et dans les secteurs les moins bien payées. De manière générale, la précarité de l’emploi augmente et le chômage ne diminue plus : les carrières professionnelles comportent souvent des périodes à temps partiel, des interruptions dues au chômage, ou en lien avec les enfants (c’est le cas des femmes).
Le modèle d’emploi actuel est donc très différent de celui sur lequel s’est bâtie la Sécu, et ces périodes d’interruptions sont mal prises en compte. Ce qui aboutit par exemple aux fortes inégalités de pension entre les femmes et les hommes qui ne diminuent que très lentement, au fait qu’au chômage, seule une personne sur deux touche une indemnisation.
Certaines catégories sont mal prises en compte par la protection sociale, comme les femmes seules avec enfants, ou les jeunes entre 18 et 25 ans – à 18 ans les jeunes sont considérés comme adultes, mais ils n’ont pas droit au RSA. Ces deux catégories ont de fait un taux de pauvreté très supérieur à la moyenne.
Il s’agit de ne laisser personne sur le bas-côté, d’intégrer l’objectif d’égalité entre les femmes et les hommes, de favoriser l’accès de toute personne à un emploi de qualité
Les réflexions présentées ici ont pour but de montrer la nécessité de faire évoluer la protection sociale. L’enjeu est à la fois de défendre notre système contre l’offensive néolibérale, mais aussi de l’améliorer pour mieux prendre en compte la protection contre les risques sociaux et ceux liés au dérèglement climatique. Il s’agit de ne laisser personne sur le bas-côté, d’intégrer l’objectif d’égalité entre les femmes et les hommes, de favoriser l’accès de toute personne à un emploi de qualité.
Pour finir, j’ajoute que mener des politiques pour que plus de femmes puissent accéder à un emploi et pour réaliser l’égalité salariale entre les femmes et les hommes apporterait un supplément très important de cotisations sociales et de CSG pour le financement de la Sécu.

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